Robert L. Ridley, photographe du Nord
Montez à bord du S.S. Thesis et découvrez l’Arctique canadien à travers l’objectif de Robert L. Ridley, voyageur du début du 20e siècle.
2 août 2024
Contexte historique et sensibilité culturelle
Certains documents d’archives peuvent contenir des textes susceptibles d’être considérés comme offensants, notamment en ce qui concerne le langage employé pour désigner des groupes racisés, ethniques et culturels. Le langage utilisé par les créateur.trice.s de ces documents ne représente pas les valeurs véhiculées par le Musée.
CAP SUR L’ARCTIQUE
Nous sommes le 18 juillet 1920 au petit matin lorsque le bateau à vapeur S.S. Thetis quitte Montréal. Ancienne baleinière construite en 1881, le Thetis a été loué à ses propriétaires actuels, la compagnie Job Brothers de Terre-Neuve, pour une mission de deux mois à la baie d’Hudson où l’on doit établir des postes de traite des fourrures. En cette époque mouvementée pour le commerce des fourrures en Arctique, la toute nouvelle Lamson and Hubbard Canadian Company (LHCC) entend affronter la Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC), vieille de 250 ans.
À bord se trouve Robert L. Ridley, un ancien marchand de fourrures de la HBC, maintenant embauché par Lamson and Hubbard. Il a pour tâche de superviser la construction des nouveaux postes de traite et de voir à ce qu’ils soient suffisamment approvisionnés en carburant, en fournitures et en marchandises de traite pour durer jusqu’à la prochaine période de navigation l’année suivante. Muni d’un appareil photo et d’un stylo, Ridley – ou RLR comme il se désignait lui-même – a créé un portrait captivant de son périple dans le Nord.
COLLECTION DE PHOTOS DE RLR ET L’ALBUM THETIS
La collection de photographies de Robert Ridley conservée au Musée McCord Stewart, aujourd’hui numérisée et disponible sur le site Web du Musée, comprend deux albums de photographies et plus de 500 photographies séparées (dont plusieurs figurent aussi dans les albums photos).
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Ensemble, ces images illustrent des lieux visités et des personnes rencontrées lors de ses expéditions dans le Nord canadien entre 1913 et 1920. Elles s’inscrivent dans la vaste documentation visuelle du nord du Canada qui se trouve dans des musées et des archives d’un bout à l’autre du pays. Cette exploration de la collection Ridley sera axée sur l’album consacré à son voyage effectué en 1920 à bord du Thetis. Regroupant 56 des 162 photographies prises par Ridley durant cette mission, l’album suit un ordre chronologique, avec plusieurs images par page accompagnées de légendes descriptives identifiant parfois des lieux et des personnes et offrant d’autres informations contextuelles*. Cet album ainsi que le journal de Ridley et la correspondance qui y est associée offrent un aperçu fascinant de la tradition de la photographie nordique.
Ridley apparaît pour la première fois dans l’album posant sur la glace devant le Thetis, marquant ainsi sa propre présence lors de ce voyage dans le Nord. Les premières images réalisées par Ridley, qui ne figurent pas dans l’album, montrent des compagnons de voyage sur le pont. Au début du 20e siècle, les progrès de la technologie avaient rendu la photographie plus accessible, et se faire photographier et prendre des clichés de l’équipage et des marchands de fourrures de la LHCC qui allaient passer l’hiver dans les nouveaux postes faisait partie de la vie sociale à bord du Thetis. Sans avoir à posséder une formation approfondie ou des connaissances techniques poussées, des marchands de fourrures comme Ridley – mais aussi des missionnaires, des représentants du gouvernement, des scientifiques et même des touristes – ont pu utiliser un appareil photo pour créer une documentation visuelle immortalisant leur séjour dans le Nord canadien.
Embauché comme consultant par Lamson and Hubbard, Donald B. MacMillan, voyageur de l’Arctique expérimenté et passionné de photographie, avait aussi apporté à bord sa caméra cinématographique. Ridley l’a photographié en train de faire des acrobaties aériennes, en équilibre au sommet du mât.
Après le voyage, MacMillan a écrit à Ridley pour lui demander d’emprunter les négatifs de ces photos nordiques afin de les ajouter à sa propre collection, photos qu’il a utilisées ensuite dans ses conférences illustrées. En retournant les négatifs à Ridley par la poste, MacMillan a ajouté certaines de ses propres photographies. De retour dans le sud, les photos nordiques étaient souvent échangées avec les autres passagers, pour se retrouver un jour dans des albums utilisés à des fins personnelles et professionnelles.
PAYSAGES NORDIQUES
Les premières photos de l’album Thetis de Ridley sont des vues de Battle Harbour, sur la côte du Labrador, où l’on voit l’équipage en train de charger du charbon lors de cette première étape du voyage. Tandis que le navire poursuit sa route vers le nord, l’environnement inhabituel et spectaculaire capte l’attention de Ridley. Des icebergs entourent le bateau. Un jour, Ridley en compte plus d’une centaine, notant dans son journal : Photographié un magnifique iceberg en forme d’arche (26 juillet 1920). Plus haut sur la côte, la glace s’épaissit : Les radeaux de glace sont si rapprochés que de loin, on dirait une masse solide, écrit-il. Pris plusieurs photographies de la glace et du bateau se frayant un chemin à travers la glace. C’est une sensation bizarre au début, mais on s’habitue aux secousses et au bateau qui tangue, et aussi au grincement qu’on entend lorsqu’on percute ou passe par-dessus des morceaux de glace pesant des tonnes (29 juillet 1920).
En raison de l’épaisseur de la glace, du brouillard et des vents violents, on décide de ne pas tenter de débarquer à Port Burwell, un port d’escale imposé par les Douanes canadiennes situé sur l’île de Killiniq, à l’embouchure du détroit d’Hudson. Au sujet des photos qu’il a prises le lendemain du Thetis attaché à un banc de glace flottante, Ridley note : Elles pourraient servir à démontrer aux Douanes à Ottawa le genre de conditions que doit affronter un bateau naviguant dans ces eaux (1er août 1920). Ridley envisageait clairement une utilisation appliquée de sa pratique photographique, convaincu que l’appareil photo pouvait apporter des preuves visuelles justifiant certaines des décisions et des mesures prises durant le voyage nordique.
RENCONTRES COLONIALES
Quelques jours plus tard, à l’approche du cap Wolstenholme (Anaulirvik), un bateau émerge du brouillard avec dix Inuit à son bord. Invité à monter sur le navire, le « chef » apprend à l’équipe du Thetis qu’ils viennent de Wakeham Bay (Kangiqsujuaq), plus haut sur la côte, et qu’ils commercent avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui leur a fourni leur bateau. Ridley note dans son journal : Nous avons donné aux Esquimaux du tabac, des biscuits, de la mélasse et une pipe et leur avons dit que nous étions une nouvelle compagnie venue faire du commerce avec eux et nous leur avons montré notre drapeau. Avons pris des photos et les avons quittés tout sourire, visiblement reconnaissants de nos cadeaux (3 août 1920). Ainsi, des cadeaux ont été échangés, le symbole de la compagnie Lamson and Hubbard a été dévoilé, et des photographies ont été prises. La légende accompagnant l’une de ces photos dans l’album de Ridley indique la traduction anglaise du nom en inuktitut du chef, tout en révélant l’importance de ce moment pour Ridley : M. Sandfly – le premier Esquimau que nous avons rencontré.
À quoi pense-t-on lorsqu’on regarde ce portrait en pied d’un homme souriant vêtu d’un parka, posant devant le gréement du navire? Souriait-il en signe de gratitude, comme le suggère Ridley dans son journal? Ou se présentait-il pour l’appareil photo d’une manière apprise lors d’autres rencontres avec des photographes? Cette image nous rappelle que la photographie n’offre pas une représentation objective, mais qu’elle capte plutôt un moment historique dont le contexte est souvent caché à la personne qui la regarde aujourd’hui. L’acte photographique est conditionné en partie par les relations de pouvoir entre les personnes qui créent les images et celles qui sont photographiées.
HISSER LE DRAPEAU À CHESTERFIELD INLET : ÉTABLIR UNE PRÉSENCE PHYSIQUE ET VISUELLE
Le 8 août, après avoir navigué à travers des glaces toujours aussi abondantes et essuyé du mauvais temps, le Thetis arrive à Chesterfield Inlet (Igluligaarjuk), sur la côte ouest de la baie d’Hudson. Habité par les Inuit depuis des milliers d’années, ce site était devenu au début du 20e siècle un lieu de rassemblement pour le commerce et l’emploi, avec un poste de traite de la HBC et une mission catholique romaine, tous deux établis en 1911.
Le lendemain de l’arrivée du Thetis, le drapeau de Lampson and Hubbard est érigé – et photographié – en tant que symbole tangible du « défi » de la LHCC à la HBC, comme l’indique clairement la légende de la photographie. Durant les deux semaines suivantes, Ridley supervise le déchargement de la cargaison du navire et la construction du bâtiment du nouveau poste de traite. Plusieurs photographies illustrent l’évolution du bâtiment, établissant fermement la présence de la compagnie à la fois sur le terrain et dans la documentation visuelle créée par Ridley.
D’AUTRES RENCONTRES COLONIALES
Le succès du voyage de Ridley à la baie d’Hudson reposait non seulement sur l’établissement des postes de traite, leur approvisionnement en marchandises et l’affectation des marchands, mais également sur le développement de relations commerciales avec la population inuit locale. La majorité des photos de l’album prises lors du séjour prolongé à Chesterfield Inlet sont des portraits de groupe et individuels d’Inuit. Un grand nombre ont été réalisées à bord du Thetis lors des pauses-repas qui faisaient partie de la compensation pour les opérations de déchargement, et plusieurs représentent des femmes inuit transportant des roches pour les fondations du bâtiment du poste.
La légende d’une de ces photographies identifie deux hommes, Kublo et Stomach (vraisemblablement la traduction anglaise de son nom en inuktitut). La légende de Ridley accompagnant une autre image de M. Stomach, photographié avec sa famille, le désigne comme l’homme ayant piloté le Thetis dans Chesterfield Inlet, témoignant d’un certain degré de relation personnelle. En général, toutefois, les personnes autochtones photographiées par Ridley demeurent anonymes, et ses légendes ont tendance à souligner leur altérité et à renforcer les stéréotypes : Dames esquimaudes à Chesterfield, Le sourire qui ne s’efface jamais, Maternité, Poulettes de Churchill. Cependant, au moment où les photos ont été prises, Ridley semble avoir créé un certain rapport avec les Inuit locaux, car ils font face directement au photographe et à son appareil, comme s’ils prenaient part à cet échange.
LE VOYAGE SE POURSUIT : CHURCHILL ET CAP WOLSTENHOLME
L’album Thetis présente sensiblement de la même manière les deux prochaines destinations du navire : Churchill, situé plus au sud sur la rive occidentale de la baie d’Hudson (où ils sont arrivés le 25 août), puis au cap Wolstenholme (Anaulirvik) sur le détroit d’Hudson, le point le plus au nord du Québec (où ils sont arrivés le 3 septembre). Des images des nouveaux bâtiments du poste en construction sont suivies de photographies de Dénés et d’Inuit qui, espère Ridley, choisiront de commercer avec Lampson and Hubbard.
Plusieurs des photographies de Churchill montrent la visite le 28 août des remarquables ruines du fort Prince of Wales, construit par la HBC au 18e siècle. Ridley pose devant le fort avec des représentants locaux de la HBC et des membres la Gendarmerie royale du Canada, accompagnés de leurs épouses, un important rappel visuel du rôle joué par les femmes dans ces établissements nordiques.
Deux images saisissantes représentent des enfants de la nation déné. Sur l’une d’elles, un bambin fixe avec aplomb l’appareil photo vêtu – comme les femmes et les enfants en arrière-plan – à l’occidentale. L’autre image représente un bébé emmailloté dans un porte-bébé, témoignant des pratiques culturelles impérissables entourant les enfants.
Au cap Wolstenholme, l’emplacement du bâtiment du poste de la LHCC fut contesté par Ralph Parsons, directeur de district de la HBC, et l’album comprend plusieurs vues d’ensemble du port, avec des flèches indiquant les bâtiments de la LHCC et de la HBC. La séquence prend fin avec une photo de deux Inuit dans des kayaks disant au revoir à l’équipage du Thetis, suivie d’un portrait en pied d’un jeune Inuk posant devant le nouveau poste de la LHCC, accompagné de la légende optimiste de Ridley : Un futur chasseur pour la LHCC.
MISSION ACCOMPLIE
En revenant vers le sud, Ridley a pris quelques autres photos, notant dans son journal : Réussi à prendre quelques belles photographies d’icebergs aujourd’hui – et aussi des photos de ceux qui sont restés sur le navire (12 septembre 1920). Une photo de groupe de Ridley et de l’équipage sur le pont donne une impression de camaraderie, alors que dans son journal, Ridley s’était dit inquiet que le comportement du capitaine du navire ne menace la mission. Un portrait de Ridley en costume trois pièces, mains dans les poches, clôt l’album : RLR – Mission accomplie.
S’inscrivant dans une volonté générale de rendre le Nord plus familier et compréhensible, l’album du voyage de Ridley à la baie d’Hudson en 1920 et le reste de sa collection au Musée McCord Stewart documentent la région à une époque charnière pour les Autochtones des régions nordiques. Les photographies noir et blanc de Ridley, façonnées par sa personnalité et son approche particulière de la fabrication d’images, contribuent à la construction d’un vocabulaire visuel du Nord canadien, qui ne cesse de s’enrichir et qui devient plus accessible grâce à des projets de numérisation comme celui-ci.
LECTURES COMPLÉMENTAIRES
Heather Elliot, « Over the Waves: SS Thetis ». Billet pour le blogue Original Shipster, 25 avril 2017.
https://www.originalshipster.com/blog/archives/1205
Mia Fineman, « Kodak and the Rise of Amateur Photography », Heilbrunn Timeline of Art History, The Metropolitan Museum of Art, octobre 2004.
https://www.metmuseum.org/toah/hd/kodk/hd_kodk.htm
Emily Henderson, Napatsi Folger, Niap (Nancy Saunders), Jordan Angunayuak Carpenter et Jason Sikoak, « Atiq (Naming Your Soul) », Inuit Art Quarterly, octobre-novembre 2020.
https://www.inuitartfoundation.org/inuit-art-quarterly/special-series/naming-series
Donald B. MacMillan Collection, Peary-MacMillan Arctic Museum, Bowdoin College (comprend des photographies du voyage de 1920 du Thetis).
https://www.bowdoin.edu/arctic-museum/collections/index.html
Arthur J. Ray, The Canadian Fur Trade in the Industrial Age, Toronto, University of Toronto Press, 1990.
Peter J. Usher, Fur Trade Posts of the Northwest Territories 1870-1970, Ottawa, Northern Science Research Group, Department of Indian Affairs and Northern Development, 1971.
http://parkscanadahistory.com/publications/north/nsrg-71-4.pdf