Renaissance du 9e - Musée McCord Stewart
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Extrait d’une annonce pleine page d’Eaton publiée dans La Presse du 24 janvier 1931, annonçant l’ouverture de son nouveau restaurant au neuvième étage

Renaissance du 9e

(Re)découvrez un joyau du patrimoine architectural de Montréal. L’iconique restaurant du magasin Eaton bientôt prêt à accueillir le grand public.

Maude Bouchard Dupont, M. A. (Histoire) Historienne, rédactrice et chroniqueuse. Coordonnatrice - éducation et sensibilisation à Héritage Montréal

3 avril 2024

En collaboration avec Héritage Montréal

« Il est impossible de restreindre notre enthousiasme sur la splendeur de ce restaurant », peut-on lire dans les journaux à la fin janvier 1931. Quatre-vingt-treize ans plus tard, la même excitation est dans l’air alors que l’emblématique salle à manger est sur le point de rouvrir, et ce, après près d’un quart de siècle d’hibernation.

Le 14 octobre 1999, le 9e du magasin Eaton ferme ses portes. Pour plusieurs, c’est la fin d’une époque et le début d’une ère d’incertitude.

Mais c’était sans compter la vigilance de groupes interpellés par le patrimoine montréalais, tel qu’Héritage Montréal. Dans l’urgence de la faillite prochaine d’Eaton, l’organisme convainc la ministre de la Culture du Québec, Agnès Maltais, d’intervenir immédiatement et de classer le restaurant du 9e étage du grand magasin et son exceptionnel intérieur, y compris le mobilier, la coutellerie, les œuvres d’art, les luminaires, etc. Sans savoir si le restaurant allait rouvrir un jour, il fallait sauver ce patrimoine unique.

« Je suis heureux de voir ce lieu renaître, se réjouit Dinu Bumbaru, directeur des politiques à Héritage Montréal. Pour ceux et celles qui conservent de précieux souvenirs de l’endroit, c’est une très belle nouvelle. Mais en même temps, les attentes sont grandes, un peu comme au moment de l’ouverture en 1931. »

Mais avant de monter au 9e, entrons d’abord aux magasins Eaton.

Eaton : un modèle d’affaires

Fondée à Toronto en 1869 par l’immigrant irlandais Timothy Eaton (1834-1907), la compagnie Eaton reflète bien l’esprit d’innovation des grands magasins de cette époque.

Avec son slogan « satisfaction garantie ou argent remis », l’homme d’affaires convainc la clientèle de payer comptant, sans avoir recours au crédit, une grande nouveauté. En parallèle avec le développement d’une publicité à grande échelle, une vaste gamme de produits vendus en rayons se déploie dans les catalogues. Pour rejoindre les campagnes, la vente par correspondance est lancée dès 1884.

Typique entrepreneur réformiste de la période victorienne, Timothy Eaton favorise des rapports du type « bon père de famille » à l’écoute de ses employé·e ·s. Cette approche lui apporte une grande respectabilité et une fidélisation accrue de son personnel, qui est peu enclin à se syndiquer.

Le neveu du fondateur, Robert Young Eaton (1875–1956), succède à Timothy Eaton et son fils John Craig Eaton (1876-1922) et prend la tête de l’entreprise en 1922. Sous sa gouverne, la politique d’expansion des magasins Eaton se poursuit partout au Canada : Regina (1926), Saskatoon et Halifax (1928), Edmonton et Calgary (1929).

Montréal : une approche ciblée

Pour son arrivée à Montréal, alors la métropole du Canada, Eaton prépare le terrain en deux phases, soit en 1925-1927, puis en 1930-1931. La compagnie achète d’abord l’immeuble de trois étages des magasins Goodwin au 677, Sainte-Catherine Ouest qui sera entièrement réaménagé par la firme d’architectes Ross & Macdonald qui fera construire trois étages supplémentaires.

Le 3 janvier 1930, la deuxième phase de travaux débute. Avec l’ajout de trois étages supplémentaires, Eaton décide de revamper son image de marque en adoptant pour ses intérieurs un style d’une extrême modernité : l’Art déco.

La femme derrière le 9e

L’instigatrice de ces aménagements est nulle autre que la veuve de John Craig Eaton, Lady Flora McCrea Eaton (1879-1970). Peu avant le décès de son époux en 1922, celle-ci intègre le conseil d’administration d’Eaton où elle exerce une grande influence.  

Grande voyageuse, Lady Eaton est alors très au fait des dernières tendances. Passagère lors du voyage inaugural du paquebot transatlantique Île-de-France en 1927, elle avait pu admirer l’élégante salle à manger au décor novateur. C’est de là que viendrait l’inspiration pour les décors des restaurants à Montréal et Toronto construits en 1930-1931. 

À l’image d’un paquebot

À la recommandation de Lady Eaton, qui l’avait rencontré à Paris, les architectes généraux Ross et Macdonald de Montréal confient la conception du restaurant à Jacques Carlu (1890-1976), professeur d’architecture et de décoration en France et aux États-Unis.

Diplômé des Beaux-Arts et récipiendaire du Grand Prix de Rome (1919), Jacques Carlu est un ambassadeur privilégié de l’Art déco en Amérique. Il a travaillé aux côtés de Pierre Patout (1879-1965) à l’aménagement du paquebot Île-de-France (1927). Aux États-Unis, il a œuvré entre autres sur des décors du Ritz Carlton à Boston et des magasins Stewart & Co. à New York à la fin des années 1920.

Selon l’historien de l’architecture Jean Bélisle, l’intention de Jacques Carlu n’a jamais été de faire du 9e une copie de la salle à manger de l’Île-de-France. L’idée générale était plutôt de s’en inspirer pour recréer l’atmosphère et l’ambiance d’un voyage luxueux sur un transatlantique français.

Comme souvent, Jacques Carlu travaille à ce projet avec son épouse Anne Nathalie Pecker (1895-1972), plus connue sous le nom de Natacha Carlu en Amérique. Peintre et décoratrice autodidacte, elle réalise des œuvres très variées dans un langage moderne.

Montons à bord!

Le restaurant du 9e est conçu en trois sections : les deux corridors donnant sur les ascenseurs de chaque côté du restaurant, le foyer et le clou de l’aménagement architectural : la grande salle à manger.

Pouvant accueillir 600 convives, celle-ci est généreuse : haute de 10 mètres, large de 40 mètres et longue de 23 mètres. Deux éléments décoratifs sortent du lot : les grandes murales de Natacha Carlu et les somptueuses lampes-urnes en albâtre blanc.

Une grande harmonie se dégage de l’ensemble qui se veut résolument moderne. Les couleurs, l’éclairage tamisé, les matériaux, les éléments de décors, le mobilier, aucun détail n’a été laissé au hasard.

Selon Isabelle Gournay, professeure à l’École d’architecture de l’Université du Maryland et grande spécialiste de l’œuvre de Jacques Carlu, l’architecte français a introduit un design « entièrement nouveau et un degré de sophistication inconnu au Canada ». Très bien réussi, le 9e est en 1931 l’un des premiers exemples du style Art déco de type Streamline Modern (ou Paquebot) en Amérique du Nord.

Manger chez Eaton

Saveur, qualité et détente sont au rendez-vous au 9e du Eaton.

En 1931, l’élégant menu propose des plats typiquement nord-américains : soupe, rosbif, pâté au poulet, filet de poisson pané, fromages (l’Oka est déjà au menu!), café, thé et desserts. Une nourriture de réconfort digne d’un dîner chez grand-maman!

Eaton devenant au fil du temps un magasin familial, les enfants ne sont pas oubliés au 9e. Précieusement conservé au Musée McCord Stewart, ce joyeux menu de 1971 est illustré sous le thème des animaux du cirque et de la fête foraine. Sandwichs à la confiture et au beurre d’arachides, poulet avec purée de pomme de terre et petits pois, hamburger avec frites, chocolat chaud, crème glacée : les cuisines connaissent les papilles de leur jeune clientèle!

Toujours dans les années 1970, les samedis matin du mois de décembre sont réservés aux enfants qui viennent manger des crêpes avec le père Noël.

Il s’agit de l’une des nombreuses attractions du temps des Fêtes des grands magasins Eaton, en plus d’une balade dans le fameux petit train et du très attendu défilé du père Noël sur la rue Sainte-Catherine, une tradition amenée à Montréal par Eaton en 1925.

Une faillite prévisible

Dans les années 1990, l’emblématique chaîne de grands magasins Eaton se dirige vers un naufrage qui marquera les esprits. Malgré des tentatives de relance, après 130 d’existence et une présence de 74 ans à Montréal, la direction d’Eaton annonce la faillite et la fermeture des magasins le 20 août 1999, la mise à pied des 13 000 membres du personnel et la liquidation des inventaires à travers le Canada.

Bien que le 9e, avec son décor intérieur et son mobilier, soit classé en 2000 par la ministre de la Culture du Québec, les protecteurs du patrimoine restent vigilants durant les années qui suivent. Héritage Montréal n’hésite pas à mettre le 9e dans sa liste des 10 sites emblématiques les plus menacés à Montréal.

Ces rappels publics de l’organisme permettent d’éviter que le restaurant iconique ne disparaisse des priorités des propriétaires et des autorités, en plus de souligner son immense potentiel alors en dormance.

Un moment attendu!

C’est finalement à la fin mars 2023 que la grande annonce est faite : Ivanhoé Cambridge officialise la réouverture prochaine du 9e!

Un peu à l’image du Round Room au 7e étage de l’ancien magasin Eaton de College Street à Toronto, fermé en 1977, classé, restauré et rouvert sous le nom The Carlu en 2003, le 9e accueillera un restaurant, un bar et un espace évènementiel.

Sous la supervision des professionnel·le·s du ministère de la Culture du Québec, la mise aux normes, l’adaptation et la restauration ont été effectuées dans les règles de l’art, avec un très grand souci du détail et beaucoup de savoir-faire.

Ce restaurant patrimonial iconique retrouvera une accessibilité qu’il avait perdue pendant près d’un quart de siècle, pour le plus grand plaisir de celles et ceux qui l’ont connu ainsi que des plus jeunes qui souhaitent le découvrir.

Remerciements

L’autrice et le Musée souhaitent remercier Dinu Bumbaru, directeur des politiques à Héritage Montréal ainsi que Marie-Maxime de Andrade, doctorante en histoire de l’art (UQAM et Paris 1 Panthéon-Sorbonne), pour leurs précieux conseils pour la rédaction de cet article.

Références

Gournay, Isabelle. Notice biographique de Jacques Carlu, publiée dans Archives d’architecture du XXe s., Paris, Ifa/Archives d’architecture du XXe siècle; Liège, Mardaga, 1991, p. 15-19, [en ligne][https ://archiwebture.citedelarchitecture.fr/data/files/capa.diffusion/images/@pdf/FRAPN02_CARJA_BIO.pdf].

Lachapelle, Jacques. Le fantasme métropolitain : l’architecture de Ross et Macdonald, Montréal, Presse de l’Université de Montréal, 2001, 180 p., [en ligne] [https ://books.openedition.org/pum/13932].

Martin, Catherine. Les Dames du 9e/The Ladies of the 9th Floor, documentaire coproduit par l’ONF et Galafilm Inc., 1998, 50 min 12 s, [en ligne]
[https ://youtu.be/3Z47zN3ct48?si=g7TwYR1E8UCfIi-b].

Soren, Maya. Reclaiming Le 9e: Public Heritage at the Eaton’s Ninth Floor Restaurant, Montréal, Thèse de maîtrise, Université Concordia, Montréal, 2011, [en ligne] [https ://spectrum.library.concordia.ca/id/eprint/35952/1/Soren_MA_F2011.pdf].

À propos de l'autrice

Maude Bouchard Dupont, M. A. (Histoire)  Historienne, rédactrice et chroniqueuse. Coordonnatrice - éducation et sensibilisation à Héritage Montréal

Maude Bouchard Dupont, M. A. (Histoire) Historienne, rédactrice et chroniqueuse. Coordonnatrice - éducation et sensibilisation à Héritage Montréal

Titulaire d’une maîtrise en histoire appliquée (UQAM, 2014), Maude se spécialise en production de contenu historique depuis plus d’une décennie. Possédant une solide expertise en interprétation et invitée occasionnellement comme chroniqueuse à la radio, elle a rédigé quelque 200 articles de vulgarisation historique pour le Journal de Montréal et le Journal de Québec. L’historienne a également collaboré à l’écriture de Promenades historiques à Montréal (2016) et Une histoire contemporaine de Saint-Eustache (2023).

Depuis août 2023, elle est coordonnatrice - éducation et sensibilisation à Héritage Montréal où elle conçoit des contenus variés mettant en lumière le patrimoine bâti montréalais et accompagne l’équipe passionnée des guides-bénévoles lors des activités estivales.
Titulaire d’une maîtrise en histoire appliquée (UQAM, 2014), Maude se spécialise en production de contenu historique depuis plus d’une décennie. Possédant une solide expertise en interprétation et invitée occasionnellement comme chroniqueuse à la radio, elle a rédigé quelque 200 articles de vulgarisation historique pour le Journal de Montréal et le Journal de Québec. L’historienne a également collaboré à l’écriture de Promenades historiques à Montréal (2016) et Une histoire contemporaine de Saint-Eustache (2023).

Depuis août 2023, elle est coordonnatrice - éducation et sensibilisation à Héritage Montréal où elle conçoit des contenus variés mettant en lumière le patrimoine bâti montréalais et accompagne l’équipe passionnée des guides-bénévoles lors des activités estivales.