Découvrir Edward Mitchell
Qui était Edward Mitchell, premier diplômé noir du Dartmouth College et ministre baptiste dans le Bas-Canada?
20 février 2023
La documentation des collections n’est pas que l’affaire de l’équipe du Musée. Chaque jour, l’apport du public, des donateur·trice·s et des chercheur·euse·s est essentiel pour nous aider à comprendre les objets et les documents dont nous avons la garde. L’exemple du fonds d’archives de la famille Mitchell est particulièrement frappant à cet égard : depuis plusieurs décennies, le Musée conserve les archives d’Edward Mitchell (1792-1872), qui fut pasteur baptiste dans les Cantons-de-l’Est des années 1830 à sa mort. Mais ce n’est que récemment que des chercheur·euse·s des États-Unis et du Canada nous ont révélé que Mitchell était originaire de la Martinique et qu’il fut l’un des premiers hommes noirs à avoir pu faire des études universitaires en Amérique du Nord, au Dartmouth College. L’un des deux auteurs de sa biographie, le professeur Forrester Lee, nous présente son parcours exceptionnel.
Mathieu Lapointe, conservateur, Archives
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Il y a plus d’un demi-siècle, le Musée McCord Stewart de Montréal a reçu d’un·e membre de la famille Mitchell du Canada et de la Nouvelle-Angleterre des documents manuscrits datant du début du 19e siècle. Il y avait entre autres les papiers personnels du révérend Edward Mitchell, le quatrième homme seulement de descendance africaine à obtenir un diplôme d’une université nord-américaine, et le premier à être diplômé, en 1828, du Dartmouth College, voire de n’importe quelle autre université faisant partie de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Ivy League.
Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que ces documents préservés ont été découverts par des chercheur·euse·s de Dartmouth et du Canada, qui en ont immédiatement reconnu l’importance1. Auparavant, les quelques comptes rendus de seconde main sur la vie de Mitchell n’avaient révélé que peu de détails sur son parcours transnational à travers le monde atlantique esclavagiste du 19e siècle, de la Martinique à la Nouvelle-Angleterre et jusqu’au Bas-Canada où il officiait comme ministre baptiste calviniste.
Le fonds de la Famille Mitchell conservé au Musée McCord Stewart constitue un trésor de travaux universitaires, de lettres et de sermons religieux, et comprend aussi une notice biographique personnelle de Mitchell, qui offre une mine de renseignements sur la vie d’un homme de couleur dans le monde atlantique.
DE LA MARTINIQUE AU MAINE
Né le 23 janvier 1792 à Saint-Pierre, en Martinique, Mitchell était le fils métissé d’un « Français » et d’une « native de l’île », comme il le disait lorsqu’on lui posait la question. Son enfance se déroule durant une période d’agitation marquée par la rivalité entre les puissances mondiales – notamment la France et la Grande-Bretagne – cherchant à dominer les lucratives colonies sucrières des Caraïbes.
En 1809, à l’âge de 18 ans, Mitchell quitte la Martinique comme membre d’équipage du Tropic, un brick sous la gouverne du capitaine William Prentiss, un important marchand maritime basé à Portland, dans le Maine. Mitchell vivra avec la famille Prentiss pendant deux ans, tout en poursuivant son ambition de devenir marin. Puis, lors d’un voyage le long de la côte Est, un orage éclate subitement, et Mitchell frôle la mort. Respectant sa promesse de servir le Seigneur s’il s’en sortait vivant, Mitchell entame la première étape d’une vie au service de la foi chrétienne.
En quête d’un encadrement religieux, Mitchell quitte le Maine pour Philadelphie en 1811 et se joint à une congrégation baptiste. Il cherche à trouver sa place parmi les personnes de couleur à Philadelphie, où la communauté noire a déjà entrepris son long cheminement vers le progrès. Il est baptisé par William Staughton, un charismatique évangéliste blanc de confession baptiste à qui Mitchell attribue le mérite d’avoir guidé sa conversion religieuse.
Sa première épouse est une femme de couleur, probablement d’origine haïtienne, et il installe sa famille dans un quartier peuplé de Caribéen·ne·s et de Noir·e·s américain·e·s. À Philadelphie, il fréquente les leaders noirs civils et religieux les plus influents de la ville. Mais après la mort de sa première épouse et de leurs enfants, une offre d’emploi du président de Dartmouth et la récompense éventuelle d’une éducation universitaire le convainquent de déménager.
ADMISSION AU DARTMOUTH COLLEGE
Mitchell quitte Philadelphie en 1820 avec Francis Brown, le président de Dartmouth qui a besoin d’aide pour retourner à l’université du New Hampshire en voiture à cheval. À Dartmouth, Mitchell se taille une place dans le monde des hommes éduqués et informés aux valeurs progressistes et aux moyens modestes.
Pour en apprendre plus sur Edward Mitchell et son admission à Darmouth College, visitez l’exposition virtuelle En quête de communauté: la vie d’Edward Mitchell, Darmouth College, Promotion de 1828 |
Quatre ans plus tard, Edward Mitchell pose sa candidature pour s’inscrire à Dartmouth, mais il essuie d’abord un refus des membres du conseil d’administration de l’université qui affirment ne pas vouloir « offenser » les étudiants. Ayant appris la décision du conseil d’administration, les étudiants se concertent et soumettent collectivement une lettre de protestation :
D’après ce que nous savons du caractère moral de Monsieur Mitchell et de son accomplissement intellectuel, nous lui souhaitons tout le succès possible, et loin d’éprouver un manque de respect envers lui en raison de sa couleur ou de son origine, nous croyons qu’il est en droit de recevoir les plus grands éloges… nous allons l’accueillir avec joie comme camarade et condisciple2.
Le conseil d’administration a fait volte-face, et Mitchell a obtenu son diplôme quatre ans plus tard, en 1828, avec 40 compagnons de classe.
DE LA NOUVELLE-ANGLETERRE AUX CANTONS DU BAS-CANADA
Ancré dans la religion et éternel optimiste, dans la tradition d’un évangéliste baptiste, Mitchell entreprend un voyage vers le nord qui le mène aux villages ruraux du Bas-Canada. La Baptist Home Mission Society écrira plus tard qu’en 1842, « il avait déjà parcouru à pied, à cheval et en carriole une distance de 26 789 kilomètres, prêché 2 207 fois et baptisé 103 personnes », un témoignage de ses « infatigables efforts »3.
En 1837, il est appelé à la chaire de l’église baptiste calviniste de Stanstead-Hatley, où il officiera pendant les 34 prochaines années. Au début, la congrégation de Mitchell se réunissait à l’« académie » de Georgeville, un bâtiment en brique, mais celui-ci fut rasé par les flammes en 1848 et reconstruit. La « petite école rouge », comme on l’appelait, se dresse encore aujourd’hui au centre du village.
Mariés en 1832, Mitchell et sa femme Ruth O. Cheney se sont établis à Georgeville, sur les bords du lac Memphrémagog, où ils ont élevé une famille de trois enfants. D’une beauté pittoresque, le village fut immortalisé par des artistes et des photographes tels que William Henry Bartlett, William Notman et Alexander Henderson. La ferme familiale de 280 acres comprenait plusieurs granges, du bétail et des champs de blé, d’orge, de fruits et de légumes, en plus de produire du miel et du sirop d’érable qui ont sans doute adouci les vieux jours de Mitchell.
MUTISME AU SUJET DU PROBLÈME LE PLUS URGENT
L’esclavage a été aboli dans les colonies britanniques en 1833, l’année où Mitchell s’est établi pour de bon dans le Bas-Canada. Alors que ses papiers documentent ses succès scolaires, sa transformation spirituelle et son service religieux assidu, il n’y a pratiquement aucune mention de son expérience avec le racisme en Amérique, bien qu’il ait été confronté à des actes de sectarisme et d’intolérance. Dans ses écrits tout au moins, il a gardé le silence au sujet du problème le plus urgent de l’époque.
Ce n’est qu’après avoir examiné les papiers de Mitchell conservés au Musée McCord Stewart que nous avons pu réaliser pleinement à quel point son parcours de vie fut inhabituel et, somme toute, compréhensible. Aucun homme de couleur n’avait auparavant traversé le monde atlantique, des Caraïbes françaises, où il a passé sa jeunesse, à Philadelphie – centre dynamique du discours politique et social en Amérique – où il a mené la vie précaire d’un porteur à petit salaire, pour aboutir dans le nord de la Nouvelle-Angleterre et au Bas-Canada, où il a vécu plus ou moins en retrait. Il était pourtant loin d’être invisible dans la blancheur du nord de la Nouvelle-Angleterre.
Les sources conservées à Dartmouth ne parlent que de contextes, d’incidents et d’identités en lien avec la race, l’ethnicité et le lieu de naissance. Même après son départ des États-Unis pour le Canada, les observateur·trice·s, journalistes, mémorialistes et historien·ne·s américain·e·s ont continué à considérer Mitchell et à discuter de son cas dans une perspective raciale. Une fois sur le chemin du salut religieux, il fut encouragé à exploiter son talent rhétorique et évangélique, et il n’avait aucune envie de revivre les injures et les insultes qu’il avait subies à Philadelphie, ni son rejet initial par le conseil d’administration de Dartmouth.
Nous en sommes venus à mieux comprendre Mitchell en tant qu’homme de couleur libre traversant le monde atlantique dans différents contextes d’oppression raciale et de résistance. Durant sa jeunesse dans les Antilles françaises, il fut témoin du mouvement bouillonnant de protestation et de révolte déclenché par les Noir·e·s libres et les Africain·e·s réduit·e·s en esclavage. Aux États-Unis, il allait entendre parler des rébellions éphémères menées par les personnes esclavisées travaillant dans les plantations du sud, et des premiers signes d’une protestation organisée parmi les gens de couleur libres. Les Noir·e·s américain·e·s mettaient sur pied des institutions religieuses, sociales et éducatives autonomes au sein de communautés de plus en plus ségréguées. Au fil du temps, ces actions mèneront à l’expression d’une identité, d’une conscience de soi et d’une culture distinctes parmi les populations américaines et caribéennes de descendance africaine. Ces développements ont pris de l’ampleur dans les années suivant l’établissement de Mitchell au Canada.
Mitchell s’est assimilé dans l’univers anglo-français blanc des Cantons-de-l’Est du Québec rural. Il fut accepté dans de petits villages peuplés d’abord par des Anglo-Américains, plus tard par des immigrant·e·s d’Irlande et d’Écosse, ensuite par des colons canadiens-français, mais par aucune famille noire. Comme d’autres colons, il était avant tout un immigrant, avec des associations religieuses et familiales baptistes totalement familières à sa communauté. La race, comme nous la connaissons et la comprenons aujourd’hui, n’avait plus d’importance pour Edward Mitchell. L’esclavage qui le préoccupait était celui du péché, dont la population blanche du Bas-Canada devait, à son avis, être délivrée. Et peu importe la sincérité de notre effort pour comprendre ce Caribéen de descendance noire et blanche, détaché de ses racines culturelles et imparfaitement implanté en sol américain et canadien, notre compréhension et nos conclusions demeurent tout aussi imparfaites.
Immigrant provenant d’une colonie esclavagiste des Caraïbes françaises, Mitchell a traversé le monde atlantique et vécu dans différents contextes d’oppression raciale. Pourtant, il a réussi à naviguer à travers les préjugés raciaux et les présomptions négatives auxquels il s’est heurté, et obligé le Dartmouth College à prendre position contre l’exclusion raciale dans l’enseignement supérieur. À la mort de Mitchell en 1872, à l’âge de 80 ans, le rédacteur en chef du Stanstead Journal a fait son éloge, affirmant que c’était « un homme d’une intégrité inébranlable, un prédicateur d’une grande habileté, et un érudit. Dans les toutes dernières années de sa vie, on pouvait le voir en train de lire la Bible en langues originales. Il nous a quittés pour recevoir sa couronne ». Des collègues baptistes considéraient Mitchell comme « le théologien le plus profond » à s’être établi dans le Bas-Canada4.
NOTES
1. John Scott (1930-2018), lorsqu’il était président de la Georgeville Historical Society, et la professeure Catherine Desbarats, chaire d’histoire à l’Université McGill, ont tous les deux partagé de précieuses observations et notes de recherche avec les chercheur·euse·s de Dartmouth.
2. Lettre de protestation des étudiants du Dartmouth College : https://exhibits.library.dartmouth.edu/s/mitchell/page/admitted
3. Forrester A. Lee et James S. Pringle, A Noble and Independent Course: The Life of the Reverend Edward Mitchell, Hanover (New Hampshire), Dartmouth College Press, 2018, p. 120.
4. William Cathcart, The Baptist Encyclopædia, Philadelphie, Louis H. Everts, 1881, vol. 2, p. 808.