Bienvenue au studio - Musée McCord Stewart
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© Katy Lemay, 2022

Bienvenue au studio

Interdit à la vente : la vie privée au studio Notman ou comment contrôler son image au 19e siècle (partie 1/6).

Sarah Parsons, professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Vanessa Nicholas, Ph.D., Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Katy Lemay, illustratrice

28 juin 2022

En raison de la complexité et du coût des premiers procédés photographiques, la vaste majorité des photographies au dix-neuvième siècle étaient produites par des studios de photographie commerciaux, particulièrement nombreux dans la région industrialisée et urbanisée du nord-est de l’Amérique du Nord.

Henry Sandham, Intérieur du studio Notman, Montréal, Canadian Illustrated News Portfolio & Dominion Guide, 1872. N-0000.2120.7, Musée McCord

Publiée dans un numéro de 1872 du Canadian Illustrated News, cette image lithographique donne une bonne idée de la salle de réception du studio de William Notman à Montréal, et offre des indices sur certaines pratiques du studio.

DÉCOR

Le décor de la salle de réception illustré par Henry Sandham témoigne des tactiques des studios commerciaux, qui attiraient la clientèle avec les attributs du style et du confort des intérieurs domestiques. La lithographie révèle une salle de réception décorée comme un salon élégant.

Henry Sandham, Intérieur du studio Notman, Montréal (détail), Canadian Illustrated News Portfolio & Dominion Guide, 1872. N-0000.2120.7, Musée McCord

Dans le coin droit de l’image, nous voyons une table recouverte d’une nappe sur laquelle repose un viseur stéréoscopique pour le plaisir des clients potentiels. Au comptoir situé à proximité de la table, une employée discute avec un garçon vêtu d’un costume des Highlands. Celle-ci feuillette un album volumineux, contenant sans doute d’autres photographies destinées à la vente. Des vues du Canada, par exemple, étaient prisées de la population locale et des touristes qui se les procuraient en souvenir de leur passage dans la ville. Des portraits photographiques encadrés sont posés sur les tables, tandis que des tableaux et d’autres exemples de portraits réalisés par Notman sont accrochés aux murs.

Cette mise en exposition publique, élégante et accueillante, qui incluait ce que nous considérons habituellement comme des portraits privés, était totalement en phase avec le faux décor domestique et la stratégie de marketing des premiers studios de photographie commerciaux.

EXPOSER DES ÉCHANTILLONS

Les studios avaient l’habitude d’exposer des échantillons pour faire mousser les ventes. En raison de leur dépendance à la lumière naturelle, les premiers studios photographiques étaient souvent situés au dernier étage des bâtiments commerciaux des centres-villes. C’est pourquoi ils annonçaient couramment leurs services en installant des portraits et d’autres photographies dans des vitrines de verre placées au niveau de la rue pour attirer les clients.

Selon des documents de l’époque, il n’était pas nécessaire de demander au préalable la permission aux modèles d’exposer leur portrait, notamment ceux qui jouissaient d’une certaine notoriété publique. En 1849, une jeune écrivaine du nom de Sara Lippincott, qui utilisait le pseudonyme de Grace Greenwood, est tombée par hasard sur son propre portrait à la porte du célèbre studio Southworth & Hawes à Boston. Nancy Hawes, qui dirigeait alors le studio, a raconté avec grand soulagement que Greenwood avait aimé son portrait et qu’elle « n’avait même pas exigé qu’on le retire!1 ».

PUBLIC ET PRIVÉ

Les histoires sur la vie privée désignent habituellement l’avènement de l’appareil photo portatif dans les années 1880 comme le moment où la photographie a commencé à représenter une menace pour l’intimité des individus. Cependant, l’exposition de portraits de studio à des fins commerciales a contribué à brouiller les frontières entre le public et le privé avant l’ère de l’instantané.

La salle de réception du studio Notman était conçue en partie pour soulager l’anxiété causée par la photographie et sa commercialisation en combinant des signifiants du décor privé ou domestique avec des modes d’exposition publique. Si cela semble avoir rassuré la plupart des clients, les Registres de photos de Notman offrent une preuve fascinante que d’autres étaient en fait préoccupés par la question du respect de la sphère privée.

ASSURER UN SUIVI

À l’instar des autres studios de photographie commerciaux de l’époque, Notman & Son a mis au point un système pour assurer le suivi des photographies prises au studio. Ce qui est inusité, c’est que les registres du studio Notman soient toujours intacts aujourd’hui, offrant un rare portrait de la dynamique entre les premiers studios et leurs clients.

Chez Notman, les portraits étaient archivés dans un Registre de photos où ils étaient identifiés par le nom du modèle et le numéro du négatif correspondant. La série des Registres de photos constituait un outil administratif essentiel pour le studio, comprenant toute l’information nécessaire au personnel pour remplir les commandes.

D’après les annotations dans les registres, nous savons que certains clients imposaient des restrictions sur la circulation de leurs photographies au personnel de Notman, qui consignait soigneusement dans les pages des Registres de photos les directives précisant si des copies du portrait pouvaient être vendues, et à qui.

Par ailleurs, ces restrictions indiquent qu’il était entendu que des personnes autres que les modèles et leurs familles pouvaient acheter ou tenter d’acheter des copies de photographies prises au studio. Dans quelques cas, une note dans les Registres de photos mentionne de « ne pas inclure » les copies de certaines photographies, révélant un souci encore plus grand de protéger le sujet du portrait, même du regard des employés de Notman.

Inscription “Not to be put in” dans le registre de photos No.B60, 1888. N-0000.1956.1.115, Musée McCord

ÉTUDE DE CAS

Dans le cadre d’une série de cinq articles, nous allons examiner des photographies prises au studio Notman dans les années 1870 et 1880. Dans chacun des cas, nous nous penchons sur les motifs d’inquiétude ayant pu inciter les clients de Notman à imposer des restrictions sur la circulation de leurs portraits, dans une tentative pour conserver un certain contrôle sur leurs images et d’en limiter la visibilité.

Ces efforts menés par les modèles pour encadrer la diffusion de leurs portraits photographiques s’apparentent aux préoccupations contemporaines quant au respect de la vie privée au regard des photographies publiées dans les médias sociaux. À la lumière des restrictions imposées par les modèles sur les photographies prises chez Notman, nous pouvons constater que la tension entre les intérêts commerciaux et individuels dans le paysage médiatique d’aujourd’hui a de profondes racines historiques.

NOTE

1. Lettre de Mme Hawes à M. Southworth datée du 24 août 1849, Southworth & Hawes Records, collection Alden Scott Boyer, Richard and Ronay Menschel Library, George Eastman Museum.

La série Interdit à la vente : la vie privée au studio Notman est financée en partie par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

À propos des auteures et de l'illustratrice

Sarah Parsons, professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Sarah Parsons, professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Sarah Parsons est professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art de l’Université York, à Toronto. Elle a rédigé plusieurs textes sur Notman, dont William Notman : sa vie et son œuvre (Institut de l’art canadien, 2014) et « Le studio Notman comme lieu de performance » dans Notman, photographe visionnaire (Musée McCord, 2016), publié sous la direction d’Hélène Samson et de Suzanne Sauvage. Cette série d’articles fait partie de Feeling Exposed: Photography, Privacy, and Visibility in Nineteenth Century North America, un projet pluriannuel financé en partie par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
Sarah Parsons est professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art de l’Université York, à Toronto. Elle a rédigé plusieurs textes sur Notman, dont William Notman : sa vie et son œuvre (Institut de l’art canadien, 2014) et « Le studio Notman comme lieu de performance » dans Notman, photographe visionnaire (Musée McCord, 2016), publié sous la direction d’Hélène Samson et de Suzanne Sauvage. Cette série d’articles fait partie de Feeling Exposed: Photography, Privacy, and Visibility in Nineteenth Century North America, un projet pluriannuel financé en partie par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
Vanessa Nicholas, Ph.D., Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Vanessa Nicholas, Ph.D., Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Vanessa Nicholas vient de terminer un doctorat au Département des arts visuels et de l’histoire de l’art de l’Université York, à Toronto. Sa recherche porte sur la culture visuelle et matérielle du Canada au dix-neuvième siècle, et sa thèse de doctorat est une étude approfondie des broderies florales qui ornent trois courtepointes canadiennes historiques. Elle a obtenu une bourse d’études supérieures du Canada Joseph-Armand Bombardier, ainsi qu’une bourse Isabel Bader en recherche et restauration de textiles à l’Agnes Etherington Art Centre en 2019.
Vanessa Nicholas vient de terminer un doctorat au Département des arts visuels et de l’histoire de l’art de l’Université York, à Toronto. Sa recherche porte sur la culture visuelle et matérielle du Canada au dix-neuvième siècle, et sa thèse de doctorat est une étude approfondie des broderies florales qui ornent trois courtepointes canadiennes historiques. Elle a obtenu une bourse d’études supérieures du Canada Joseph-Armand Bombardier, ainsi qu’une bourse Isabel Bader en recherche et restauration de textiles à l’Agnes Etherington Art Centre en 2019.
Katy Lemay, illustratrice

Katy Lemay, illustratrice

Katy Lemay se passionne pour les arts visuels depuis plusieurs décennies. Son diplôme en design graphique de l’Université du Québec à Montréal lui a donné les outils nécessaires pour devenir une illustratrice grandement respectée. Si elle puise son inspiration dans des magazines et des photographies rétro pour réaliser ses collages complexes, les mots sont également pour elle une source d’idées intarissable.
Katy Lemay se passionne pour les arts visuels depuis plusieurs décennies. Son diplôme en design graphique de l’Université du Québec à Montréal lui a donné les outils nécessaires pour devenir une illustratrice grandement respectée. Si elle puise son inspiration dans des magazines et des photographies rétro pour réaliser ses collages complexes, les mots sont également pour elle une source d’idées intarissable.